En ce sens, la communication gouvernementale remplit une double fonction : informer des mesures d’abord et, peut-être surtout, convaincre du bien-fondé de ces mesures. La référence à la solidarité est essentielle. Mais elle n’a de sens que si l’ensemble de la population est persuadé de la pertinence des mesures décidées. Plus une décision est invasive, plus il est important que sa pertinence soit bien comprise. C’est à cette condition qu’une véritable adhésion aux mesures prises pourra en assurer l’efficacité.
Des inégalités exacerbées
Quatrième observation: les inégalités présentes dans notre société ont été exacerbées par la crise. Le confinement a été pénible pour tout le monde. Mais il faut admettre qu’il y a des contextes moins pénibles que d’autres. Habiter au milieu d’un jardin arboré ou vivre à six dans un appartement conduisent à des ressentis très distincts du confinement. Et la réponse sociétale, essentiellement marquée par la répression, est pour le moins profondément décevante, pour ne pas dire scandaleuse. La gestion de l’accès aux plages de la Côte belge a été sur ce point très significative.
Une autre inégalité de traitement flagrante concerne le sort réservé aux personnes âgées. Soulignons le caractère paradoxal de la situation: initialement, le confinement avait l’ambition d’être un acte de solidarité vis-à-vis des ainés, or il s’avère aujourd’hui que la plupart des victimes de la pandémie appartenaient à la cohorte des plus de quatre-vingts ans. Concrètement, dans le cadre du confinement, la politique menée dans les maisons de repos a indubitablement posé des problèmes énormes, qui appellent des processus évaluatifs rigoureux.
De même, la pandémie a montré les incohérences dans la reconnaissance sociétale dont jouissent les diverses professions. En effet, durant le confinement, la société a continué à fonctionner grâce à des professions qui demeurent pourtant peu valorisées dans notre système social et la société en général. Les soins de première ligne, par exemple, ont été pris en charge par des professions peu protégées et peu reconnues qui jouent cependant un rôle central. Les soins infirmiers sont confrontés à cette même logique, ainsi que les soignants et soignantes à domicile et toutes les professions à dominante relationnelle. Sur le plan théorique, la recherche de l’égalité est une idée régulatrice de notre fonctionnement sociétal. Il faut bien reconnaitre que la manière de traiter la pandémie a mis en lumière de grandes déficiences de notre système social sur ce point.
Une inventivité débordante
Le confinement a été l’occasion d’une inventivité sociale tout à fait remarquable. L’obligation du travail à distance a nécessité l’adoption (et souvent la création ex nihilo) de pratiques nouvelles et montré une capacité impressionnante d’adaptation et d’imagination tant individuelle que collective. Sur ce point les enseignantes et les enseignants ont été et sont encore aux premières loges, qui ont dû, du jour au lendemain, réorganiser leurs cours en fonction de contraintes extrêmes.
Il s’agit de prendre en compte, de manière critique, les nouveautés liées à ces pratiques. La généralisation des réunions à distance a montré à la fois leur côté pratique et leurs insuffisances sur le plan relationnel. De même, la pédagogie à distance, parfois portée aux nues, a montré également ses limites. Ces expériences nous invitent à un usage plus large du télétravail mais elles nous mettent également en garde contre la précipitation et le manque de réflexion préalable.
Une modernité plus modeste
Au niveau plus fondamental d’une conception de l’existence, la pandémie a mis à mal l’image que l’humain moderne a de lui-même. La modernité s’est constituée sur la présupposition d’un être humain sûr de lui, grâce à la science, grâce aux droits humains. La fin du 20ème siècle se caractérise même par une certaine arrogance de l’humain, dont certains, sans rire, visent à l’éternité. La pandémie n’a certes pas remis en cause les fondements de notre culture moderne, au contraire, elle a montré l’importance du discours scientifique et du respect des droits humains. D’ailleurs, la problématique de l’adhésion aux décisions politiques renvoie à cette rationalité présupposée de l’humain. Il n’en demeure pas moins que cette pandémie, en révélant notre fragilité, a également sévèrement « tempéré» les fantasmes d’une omnipuissance de l’humain. Notre société reste donc bien moderne mais elle redécouvre que la modernité ne correspond pas à une toute puissance. Il y a de la grandeur à reconnaitre ses limites. Nous allons devoir vivre avec le coronavirus. Nous allons devoir vivre avec cette conscience que notre société est vulnérable et est susceptible de devoir se défendre devant une autre épidémie.
Ce n’est pas une remise en question de la société moderne, c’est une manière plus modeste de vivre la modernité.
Au niveau plus personnel, certaines crispations sont liées à une obsession d’une société sans risque. C’est purement illusoire dans la mesure où les risques sont présents dans toute activité humaine : déplacements, alimentations, loisirs... Mais surtout, l’excès d’attention aux risques dans un domaine conduit bien souvent à des effets délétères dans d’autres domaines. Que l’on pense aux augmentations du taux de suicide, aux violences sur les enfants liées au confinement...
Il s’agit de se réconcilier avec cette vulnérabilité qui est une dimension fondamentale de la condition humaine. La modernité conduit à la maitrise et la maitrise est une dimension importante de la vie en société. La conscience des limites de cette maitrise est une forme de sagesse qui conduit à plus de sérénité.
Le monde d'après
L’épisode de pandémie que nous sommes en train de vivre s’avère déjà riche d’enseignements. On ne peut envisager le «monde d’après » sans prendre en compte les éléments importants évoqués ci-dessus. Cela présuppose cependant une politique qui décide de ne pas simplement restaurer l’ancien état du monde. Cela présuppose également une politique qui décide de mettre au premier rang des priorités une autre problématique où la nature fait sentir à l’homme moderne les impasses de ses prétentions. Force est de constater que, fondamentalement, le rapport moderne à la nature ne prend pas en compte les limites de l’écosystème Terre. Pourtant, tant le réchauffement climatique que la dégradation de la biodiversité manifestent, de manière dramatique, le fait que l’écosystème Terre est un système fini et qu’il y va de la survie de l’humanité d’y être attentif. La transition écologique est incontournable. La vraie question est de savoir si l’humanité prendra à temps les mesures pour une gestion douce de cette transition.
Il est permis de rêver. Travaillons à un «monde d’après » qui s’inscrit dans une autre mondialisation, qui intègre les contraintes écologiques dans son organisation. Climatologie et écologie scientifique sont bien des disciplines appelées à influencer de manière décisive les politiques futures.
Le respect des droits humains et la visée d’une société plus égalitaire font partie des objectifs poursuivis par nos sociétés démocratiques. L’inventivité de l’humain est prodigieuse… Orienter le «monde d’après » vers une prise au sérieux des contraintes environnementales en s’appuyant sur la science tout en préservant les droits humains, voilà un défi qui engage l’avenir…
Utopie? L’ouvrage de Thomas More, publié à Louvain en 1516, inaugure un nouveau genre littéraire. L’idée est de décrire une société idéale, tout en sachant qu’il sera impossible d’y parvenir. C’est l’instauration d’une idée régulatrice à l’aune de laquelle évaluer chaque décision politique. La politique est l’art du possible. Inscrire l’art du possible dans une visée utopique donne à l’action politique sa véritable portée historique.
La modernité modeste, c’est le travail de la raison qui se met au service de l’humanité, de toute l’humanité, avec la conscience d’une tâche infinie… Tâche infinie mais non vaine… Notre monde ne sera jamais parfait. Il nous appartient pourtant de l’améliorer. C’est notre condition d’humain aux possibilités limitées. C’est notre responsabilité. C’est notre grandeur.
Bernard Feltz
Président du PO de HELMo depuis 2020
bernard.feltz@uclouvain.be
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