Le 3 décembre, la Journée internationale des personnes handicapées est célébrée partout dans le monde. 

Dans le mook Édith numéro 7, Amélie Pierre, chercheuse à l'Henallux, faisait le lien entre identité sociale et handicap en utilisant certains concepts de Goffman. Redécouvrez l'article ci-dessous à l'occasion de cet événement.

IDENTITÉ SOCIALE ET HANDICAP: LORSQUE CADRES SOCIAUX ET ATTENTES NORMATIVES INFUENT LES TRAJECTOIRES


Lors du colloque « Penser l’action sociale avec Goffman», j’ai eu l’occasion de présenter une analyse qui articule les résultats de deux recherches qualitatives. La première est menée au sein de l’UNamur de 2022 à 2023, dans le cadre du projet PATH – parcours de vie travail et handicap – financé par le FNRS. Elle porte sur les parcours de vie de personnes en situation de handicap, employées en entreprise de travail adapté. La seconde a été menée au sein de l’Henallux, de 2020 à 2022, dans le cadre du projet européen Interreg NOMADe, focalisé sur les troubles neuro-musculo-squelettiques, véritable enjeu de santé au travail et de santé publique. L’objectif du volet qualitatif est de comprendre les vécus des patient·e·s associés à leurs troubles, au sein de leur contexte professionnel et familial. Il s’agit de tenir compte de leurs expertises, perceptions et valeurs ainsi que des pratiques de soins administrés.

Le colloque était organisé autour de deux axes de réflexion. Mon propos s’inscrit dans le premier, portant sur les liens entre actualité de la recherche en sciences humaines et sociales et sociologie goffmanienne. J’en souligne la pertinence persistante en sociologie et en anthropologie de la santé. En particulier, l’approche du stigmate et de l’identité sociale développée par Goffman (1) est intéressante pour interroger un processus qui tient lieu de pierre angulaire de la trajectoire des patient·e·s rencontré·e·s lors des entretiens et des observations. Ce processus survient lorsque l’augmentation des troubles commence à entraver leur autonomie. Il s’agit d’un véritable cheminement des patient·e·s, au cours duquel les inégalités socio-économiques se répercutent inévitablement. Les patient·e·s le vivent comme une épreuve, se sentant vulnérables et démuni·e·s. Ce parcours, fortement marqué par la contingence et l’arbitraire des rencontres, est décrit comme un processus intime, au cours duquel une capacité d’agir peut être progressivement acquise.

À L’ORÉE DES TROUBLES

Lorsque se révèlent les troubles dans leurs dispositions aigües et/ou chroniques, la situation peut devenir petit à petit « invalidante » en ceci que l’activité, si elle reste possible, devient risquée. Elle représente un coût pour la personne et génère des risques. Ainsi, les jours où surviennent l’altération de la mobilité et les douleurs, il devient difficile de se rendre au travail, d’exécuter les tâches domestiques et familiales ou de pratiquer des activités sportives et de loisirs.

Tant que la situation est épisodique et d’une ampleur limitée, les patient·e·s estiment que cette dernière est gérable et se considèrent à même de la maitriser. Lorsque les troubles s’accentuent, il·elle·s estiment ne plus avoir le contrôle de l’évolution de ceux-ci. La situation leur parait rapidement anxiogène. Dans un premier temps, les patient·e·s maintiennent l’attitude adoptée jusqu’alors en cas de maladie : « prendre sur soi ». En cas de difficulté et de douleurs, il convient de prendre un antalgique. Les douleurs amenuisées, l’activité est menée comme à l’ordinaire.

LORSQUE LES HABITUDES NE FONCTIONNENT PLUS

Il est frappant de voir que nombre de patient·e·s rencontré·e·s ont éprouvé une attente qui n’est pas remplie et se voit insatisfaite ou, plus précisément, une attente qui entre en contradiction avec le ressenti physique : un inconfort, une limitation de mouvement, une douleur parfois persistante et parfois intense. Il·elle·s estiment minimiser et taire leurs douleurs et leurs besoins et relatent un rapport à elleux-mêmes caractérisé par la négation et l’abnégation. Il·elle·s disent ne pas s’écouter et ne pas tenir compte de leurs souffrances et limites. Considérant la maladie et leur propre corps, il·elle·s se dévalorisent et, tout en le déplorant, estiment que leur identité sociale en est diminuée. Odile dit se sentir « diminuée » et «dévalorisée». « Je me soucie de l’image que je me donne. C’est un vrai travail d’essayer d’être dynamique». Lorsque la douleur vient, elle dit parfois la traiter avec «mépris », afin de «pouvoir continuer une balade».

«L’habitude ne fonctionnait plus ! » Ainsi, nombre d’entre elleux ont estimé combien cette conduite s’avérait intenable dans la durée ; non plus ordinaire et normale, elle en devenait risquée. En effet, en agissant de la sorte, il·elle·s risquaient d’aggraver les troubles physiques et de se voir menacé·e·s de subir des conséquences multiples (douleurs aigües, interventions chirurgicales, invalidité et incapacité de longue durée, réorganisation familiale). Et, par conséquent, aggravant potentiellement leurs troubles, la conformité aux attentes sociales risquait de s’en trouver plus vacillante encore.

Ce n’est qu’après avoir éprouvé, de manière répétée, des douleurs aigües impactant leur qualité de vie, et traversé des périodes d’invalidité, des interventions chirurgicales, que nombre de patient·e·s rencontré·e·s se confrontent trop ardemment à une «cassure entre soi et ce qu’on exige de soi » et se disent contraint·e·s de modifier leur interprétation, de réenvisager ce «mépris de soi » (Goffman, 1975, p. 18). En effet, ces personnes constatent que la poursuite de ce comportement, répété dans le temps, est risquée. En se contraignant à une activité, au mépris de la douleur ressentie, elles courent le risque d’accentuer leurs troubles et de renforcer l’écart entre les normes auxquelles elles entendent se conformer pour apparaitre dans l’interaction comme un individu ordinaire (être quelqu’un de combatif, de dynamique, d’actif, ne pas être quelqu’un de plaintif).

Ainsi, certaines se sont rendues sur leur lieu de travail affectées de douleurs aigües. D’autres ont porté leur enfant, ont aidé aux travaux de jardinage ou attendu au lit sans se plaindre que la douleur passe en évitant de déranger inutilement leur médecin traitant. Ainsi, lorsque les répondant·e·s relatent leurs maux et l’attitude qu’il·elle·s ont adoptée, tou·te·s soulignent, avec des nuances diverses, s’être imposé une ligne de conduite qui entre en contradiction avec leurs besoins physiques à court, moyen et long termes.

COMPRENDRE, ACCEPTER ET S’ADAPTER

Beaucoup de patient·e·s insistent sur l’importance du soutien et de la compréhension de leur entourage ainsi que sur l’écoute et la patience de leur praticien·ne. En effet, il s’avère fondamental pour nombre de patient·e·s d’être soutenu·e·s à trois niveaux. D’abord, il·elle·s insistent sur l’importance de comprendre leurs maux, de visualiser les entraves mécaniques, de voir des images. Ainsi Evelyne précise: «Comprendre, c’est déjà le début de la guérison et de l’acceptation. Comprendre m’a aidée. » ou Margot : « Avant on me disait : Tu as une lombalgie, mais je ne savais pas ce qu’il se passait. Elle m’a montré sur moi-même. Et j’ai réussi à schématiser dans ma tête ce qu’il se passait dans mon corps. C’était très important pour moi. Quand j’ai compris ça, ça a changé ma vie. » Corollairement, il s’avère primordial d’être rassuré·e par rapport à l’attitude à adopter. En effet, beaucoup de patient·e·s craignent de se plaindre inutilement.

Le fait d’entendre que la souffrance et l’attitude adoptée sont légitimes s’avère rassurant pour beaucoup. Evelyne : «Le fait de voir ces images m’a aidée. Il y a quelque chose. Je ne me plains pas pour rien. C’est vis-à-vis de moi […] Je suis du style à mordre sur ma chique et aller bosser. Maintenant plus ! Je vais me soigner ; rester au lit si besoin. ». Enfin, il s’avère important d’être accompagné·e et conseillé·e dans le changement, dans l’adaptation de son mode de vie. Selon une majorité de patient·e·s, il faut trouver son propre équilibre. L’activité physique ou sportive qui convient à ses habitudes et ses intérêts ainsi qu’à ses difficultés.

Certains mettent en évidence l’importance qu’a revêtu pour eux l’attitude du·de la praticien·ne qui a permis de déconstruire l’interprétation. En effet, le discours du·de la praticien·ne va permettre à la personne concernée d’interpréter différemment ses troubles et d’agir autrement. Le·la thérapeute aide alors le·la patient·e à modifier l’attribut lié au stigmate: l’attitude dévalorisée n’est plus l’invalidité, cela devient le fait de se nier, de ne pas tenir compte de ses besoins, de ne pas essayer de s’adapter à sa nouvelle situation de vie. Evelyne : « Il faut accepter qu’on est soi-même acteur de son mieux-être. » Margot : «Je me suis dit : je vais être ma propre référence, l’initiatrice, l’investigatrice, pour avoir les conseils et les informations qui m’ont permis de me soigner. […] Quand j’ai choisi de partir de moi… »

Il apparait que c’est essentiellement en mobilisant d’autres références, d’autres cadres sociaux, que l’individu réinterprète sa situation et la ligne de conduite valorisée au cours de l’interaction. Cette modification s’inscrivant dans la durée, l’interprétation de sa situation de vie se renouvèle et des stratégies neuves permettent d’y faire face. Cette modification des cadres de référence lui permet ainsi d’adopter une conduite viable physiquement et qu’il estime valorisée socialement.

La richesse de la perspective d’Erving Goffman permet de mettre en lumière de multiples dimensions vécues par les individus. Les dimensions normative et interprétative, interactionnelle et identitaire, émotionnelle et comportementale s’avèrent ainsi fondamentales pour interroger le processus complexe mis en évidence ici.

(1) : 1. Goffman, E. (1975 [1963]). Stigmate : Les usages sociaux des handicaps. Paris : Les Éditions de minuit.

Cet article est extrait du mook Édith 7



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JOURNÉE INTERNATIONALE DES PERSONNES HANDICAPÉES 2